3 ans auparavant, Eros

En cette fin de dimanche après-midi, Esmeralda jouait à l'ombre. Assise sur son tapis, sérieuse et concentrée, elle tirait les cheveux et les vêtements de ses poupées, elle leur donnait à manger à la cuillère des mets invisibles. Morgan et Lise étaient étendues à côté sur la terrasse. Elles dégustaient un verre de chardonnay glacé avant le dîner, en profitant du coucher de soleil sur la mer. Lise possédait une cave riche et une connaissance impressionnante des vins. Depuis qu'elles habitaient ensemble, elle avait pris à cœur de faire découvrir ce plaisir à Morgan. L'écoute de l'album mythique de Yamamoto Takata, le gourou du Zi-Tran, les avait plongées dans une sérénité méditative à l'échelle de leur longue sortie à vélo du matin. Lise et Morgan restaient rarement oisives, étant toutes deux d'un tempérament penché vers l'activité. Cependant, ces derniers temps, elles connaissaient de plus en plus de moments comme celui-là où elles se synchronisaient sur la recherche de la présence de l'autre. Morgan devait partir à l'aube du lundi pour la semaine entière en Europe. Ce dimanche après-midi de farniente s'était imposé, sans qu'elles l'aient évoqué en ces termes, comme une façon de faire le plein avant la pénurie.

Elles s'étaient installées sur la terrasse, après avoir passé le temps de la sieste d'Esmeralda à rouler l'une sur l'autre, comme des serpents, la bride lâchée à l'animal qui veut de la jouissance, une bacchanale à deux assumée sans complexe. Au lit, elles se découvraient chaque fois la même passion physique qui naissait, à mesure que les vêtements quittaient le jeu, quand les baisers tendres et légers de leurs longs préliminaires faisaient place en crescendo de caresses aux gémissements et enfin aux cris. La façon que Lise avait de vocaliser sa jouissance avec une grande variété de sons avait le don de surexciter Morgan. Elle apprenait avec patience cette technique dont Lise lui avait expliqué qu'elle consistait à accroître la durée et l'intensité en recherchant la respiration et l'acte synchronisés, ce qui était facilité par l'utilisation de la voix. Il n'était pas nécessaire non plus de faire beaucoup de bruit, et elles n'en faisaient pas. Au contraire, le contrôle exercé sur le volume d'air expulsé pour limiter le niveau sonore des cris allait de pair avec l'aspect respiratoire de la méthode. Cela donnait aussi aux voix une tonalité rauque que Morgan trouvait très troublante. Lise l'avait découvert, et elle n'hésitait pas, en venant lui gémir à l'oreille, à simuler outrageusement afin d'attiser le feu de Morgan. Morgan n'était pas dupe. Elle souriait et se laissait partir avec entrain. Elle avait avoué à Lise que l'aspect ludique de leurs ébats ne cessait ni de l'étonner ni de la ravir. Sur l'impulsion de Lise qui lui avait montré la sienne, Morgan avait assemblé une garde-robe de guêpières et autres bas et jarretelles, de gants en dentelle, et même un collier à clous. Parfois, elles se costumaient ensemble. Parfois, l'une se parait pour l'autre, sans protocole.

Bien que de plus en plus organisés, leurs jeux restaient orchestrés par la balance du désir et du plaisir, par la volonté farouche de canaliser le besoin naturel de toujours plus de stimulation au fur et à mesure qu'un geste avait perdu de son pouvoir initial. Ainsi, après les longs effleurements et les baisers, leurs joutes se poursuivaient par l'exploration délicieuse de mains glissées sur la peau avec une retenue travaillée. Lise avait montré à Morgan comment on pouvait pimenter ces préliminaires par des griffures et de petites morsures feintes au début, mais que Lise n'avait pas son pareil pour donner bien réelles dans la chaleur des instants plus intenses. Morgan en avait en permanence deux ou trois marques sur la peau, dans le cou, sur le ventre et à l'intérieur des cuisses, des stigmates que Lise renouvelait selon un plan secret qui avait toutes les apparences du désordre. Elle avait réclamé à Morgan la même parure, sans trop de succès à moins d'insister.

Lorsque commençait les intrusions, Lise montrait qu'elle excellait tout autant dans l'art de garder l'incendie sous contrôle en improvisant jusqu'au délire des changements de positions et de savantes occultations avec tout ce qui lui tombait sous la main. Elle tirait aussi partie de sa grande souplesse pour inventer des postures invraisemblables. Enfin, Lise avait petit à petit fait apparaître quelques objets d'une collection cachée dans un sac rose. Ces gadgets étaient venus dans leurs jeux prendre la place qu'en cuisine on envie aux épices. Certains d'entre eux s'attachaient à un harnais paré de dentelle et dont le laçage s'ajustait aussi bien sur les hanches de Lise que sur celles de Morgan.

Après, toujours venait la tendresse, l'alanguissement des corps et des esprits, le temps des caresses chastes et aussi des massages où, là aussi, Morgan suivait pas à pas l'enseignement de Lise, car celle-ci, joignant le savoir-faire de la professionnelle à l'expérience de l'amante, excellait au-delà de tout ce que Morgan avait connu auparavant. Et puis, enfin, venait la sieste, d'autant plus brève que les ébats avaient été longs, car le réveil d'Esmeralda en sonnait la fin.

Ces temps-ci, elles trouvaient Esmeralda debout dans son lit, sautillant avec impatience contre les barreaux afin qu'on la libère. Et alors, avec le goûter de la petite, elles prenaient une collation, l'apéritif en l'occurrence. Ensuite venait le temps d'Esmeralda. Il fallait la faire jouer, manger, la baigner, lui laver les dents — un élément récemment introduit du cérémonial — l'habiller pour la nuit, la coucher. C'était un rituel que Lise avait baptisé pour rire : la Cérémonie de La Princesse, mais la formule décrivait bien l'attitude des parties. Au centre trônait Esmeralda, Princesse, et qui le savait, mais n'en abusait pas, et autour, sa mère et Lise, servantes et courtisanes, qui recevaient sourires et baisers en échange de leurs soins attentionnés.

Et c'est ainsi qu'elles se retrouvèrent au bord de la piscine un verre de blanc à la main, à jeun et donc un peu éméchées, très peu vêtues, car il faisait très chaud, affalées sur les chaises longues, quand l'album mythique se termina. Elles laissèrent le silence ponctué de cris d'oiseaux faire le point d'orgue à la musique majestueuse et mystérieuse de Takata. La nuit était tombée sur Santa-Maria et la soirée s'annonçait parfaite, avec au loin sur l'océan une poignée de voiliers de course qui régataient en grands jaillissements d'écume, leurs immenses voiles transparentes chatoyant dans la lumière des projecteurs.

Elles dînèrent d'une salade et d'un fruit, puis Lise partagea la fin de la bouteille de vin. Rompant le calme surnaturel qui était tombé avec l'affaiblissement de la brise de terre, Morgan croisa le regard de Lise et lui dit en chinois, solennellement, en partie parce qu'elle voulait s'appliquer dans sa prononciation :

— Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais je voulais te dire que je viens de vivre les plus beaux jours de ma vie, les plus intensément heureux, et de cela je te serai éternellement reconnaissante, quoi qu'il advienne.

Lise émit un petit sifflement silencieux, comme si elle avait soufflé une bougie imaginaire, et elle répondit en anglais, imitant un accent Middle-West exagéré, taquine dans l'apparence du respect attentionné :

— Woa ! Tu mets la barre un peu haute pour une réplique.

— Je suis très sérieuse, répondit Morgan en anglais, fronçant les sourcils avec un simulacre de reproche dans la voix. Lise hocha la tête. Elle répondit en utilisant la même mimique de sincérité, ses sourcils, en fronçant, se rapprochaient en formant deux rides. Elle semblait presque triste.

— Oh ! Je sais, je sais.

Elles gardèrent le silence un moment en sirotant. Puis Lise fit sa réponse. Elle énonça avec application :

« Puisque c'est l'heure des déclarations, je vais te faire la mienne. Je dois te prévenir, elle risque d'être un peu longue.

Elle draina son verre comme pour se donner du courage et commença très bas, avec son petit air sérieux et gentil :

« J'ai eu pas mal d'amants et d'amantes dans ma vie, enfin surtout des hommes, mais ce n'est pas le nombre qui compte n'est-ce pas ? Et j'étais amoureuse de chacun et chacune... mais ces dernières années, j'avais commencé à avoir moins envie de vivre un autre couple. Et d'ailleurs, quand je t'ai rencontrée, cela faisait des mois que l'histoire que je vivais était en train de battre de l'aile et je me disais que c'était normal, que c'était l'âge et toutes ces ... conneries bien statistiques et fatalistes ... les mêmes que je débite à mes patients à longueur d'année. Tu sais : en vieillissant, avec la santé qui décline insensiblement, on perd tant de choses, mais au moins, on gagne en sérénité.

Elle soupira.

« Par moment, reprit-elle, ces blablas lénifiants me font penser aux oraisons funèbres : on rassérène comme on peut ceux qui sont encore là.

Elle fit une pose et, regardant Morgan, elle la désigna d'un doigt :

« Et puis, tu es arrivée et tu m'as fait découvrir que mon âge était hors sujet, qu'il suffisait d'y croire pour redécouvrir ce truc qui fait se pâmer les adolescentes... pas l'amour... non, ça, j'en ai ma dose et à revendre, j'en distille depuis trente ans, à mes enfants, à mes petits-enfants, à mes patients, à tous les gens que je croise et qui me semblent en valoir la peine, et ils me le rendent bien, tous. Je baigne dans tout cet amour, et c'est bien ainsi que j'ai construit ma vie et que je veux qu'elle demeure.

Elle soupira encore, fit une pose pour réfléchir.

« Tu sais, de toutes les philosophies que je connais, celles qui m'intéressent partagent la proposition que cultiver l'amour sous toutes ses formes est essentiel, et le refus de l'égoïsme qui va avec, ainsi que la promotion de l'intégrité, et cætera...Et note bien qu'elles ont souvent une position négative sur l'amour physique, en particulier celles d'obédience chrétienne, où la concupiscence a si mauvaise presse. Et je ne te parle même pas de l'homosexualité...

Elle soupira à nouveau.

« En vieillissant, je commençais à me dire que c'était peut-être en effet la bonne route. Une sorte d'étape supplémentaire sur le long voyage sans retour qui mène à la sagesse. Comme si dans ta vie tu devais apprendre à arrêter certaines choses nuisibles l'une après l'autre, les laisser derrière toi avec le dédain de celle qui est enfin parvenue à en faire abstraction. Et certaines de ces résolutions morales ont des répercussions qui se matérialisent avec insistance, qui ont un impact considérable sur le mode de vie : on arrête de se bâfrer pour ne pas devenir obèse, et pour la même raison, on arrête de passer ses loisirs vautrée dans le canapé pour aller s'agiter à faire du sport. On arrête de fumer pour ne pas choper un cancer. On arrête d'être agressive pour ne pas passer pour une conne carriériste. On arrête de picoler pour ne pas choper une cirrhose.

— Raté !

Elles rirent.

— Oui... Enfin, bon...On arrête ci, on arrête ça... Et un jour on se dit que regarder un cul, c'est moche. Même, et peut-être surtout, s'il a l'air drôlement mignon, ce cul, et qu'il vous donne des idées. Alors, on se dit qu'il est temps d'arrêter ça aussi, que c'est un truc de jeunes, et qu'on a plus l'âge... Tu vois, des conneries bien cadrées comme ça. Genre, le coup d'après, tu passes chez le notaire faire un testament. Et en sortant, tu vas souscrire un contrat d'obsèques tous services compris.

Elle releva ses yeux qui brillaient de malice vers Morgan et dit en souriant :

« Alors, je voulais aussi te remercier de m'avoir permis d'ouvrir les yeux une bonne fois pour toute sur le fait que le renoncement à l'acte sexuel gratuit constitue la faille majeure des édifices moraux qui le prônent. Parce que je ne sais toujours pas si la concupiscence envers quelqu'un d'autre que la personne qu'on aime est néfaste, mais ce que je sais maintenant grâce à toi avec certitude, c'est que le désir est une partie intégrale de ce que je ressens pour toi, une composante fondamentale, une extension essentielle du plaisir indéfectible que j'ai à te côtoyer, à parler et à rire avec toi, à te donner des câlins et à en recevoir, et, surtout, surtout, surtout... à admirer ta plastique céleste.

Elle posa son verre afin de marquer une pause mélodramatique. Puis elle pencha la tête et dit à peine plus fort que le vent :

« Et ce n'est pas de l'amour, c'est bien plus que cela.

Elle posa au sol le chat qui s'était installé sur ses genoux et elle s'approcha au balancement élégant de ces hanches serrées dans sa jupe-sari et dont une pointe, par un reflet sur l'eau de la piscine, porta deux fois, comme un signe cabalistique, une ombre miraculeuse sur la petite émeraude dans son nombril. Morgan lui fit de la place pour qu'elle puisse s'asseoir à ses côtés sur le banc et elle passa un bras autour de sa taille, caressa le haut de sa cuisse. Lise frissonna de plaisir. Sa voix se fit murmure, le regard dans le vague, elle avoua, si bas que Morgan l'entendit à peine :

« Je voulais te dire que je me force à manger pour arrêter de perdre du poids, et que je me réveille toutes les nuits pour te regarder dormir.

Elle tourna la tête afin de contempler la mer avec ses yeux qui brillaient très fort. Elle resta immobile de longues secondes et puis elle ajouta en chinois, comme Morgan l'avait fait, comme une prière :

« Alors, de cela je te serai éternellement reconnaissante, quoi qu'il advienne.

Elle chercha le regard de Morgan qui l'admirait, captivée et très émue, et puis aussitôt, elle se détourna. Elle leva les bras pour rassembler ses cheveux en arrière, tendant vers le ciel les petits globes de ses seins dans la dentelle. Morgan observa les rides patriciennes au tombant de sa bouche et au coin de son œil, la ténuité de son épiderme qui faisait ressortir dans son cou, sur ses épaules et ses bras, le dessin des veines et l'arrondi délicat des muscles. Une larme coula sur la joue de Lise. Elle l'attrapa du bout de l'index et, rompant la scène en prenant une grande inspiration, elle reprit sur un ton enjoué :

« Car je ne sais pas non plus ce que l'avenir nous réserve, quoique, sans doute parce que j'ai eu la chance de subir moins de revers du sort que toi, j'ai tendance à avoir une vue assez optimiste de l'avenir... mais enfin bref... je voulais te dire que, moi aussi, je viens de vivre parmi les plus beaux jours de ma vie, les plus intensément heureux.

Elle regardait à nouveau Morgan qui attendait la chute, les yeux écarquillés d'attention. Deux autres larmes coulèrent sur les joues de Lise. Elle les essuya du bout de ses doigts en deux gestes rapides et pleins de grâce. Morgan porta sa main à sa gorge serrée. Il était si improbable que la vie puisse offrir au petit bonheur des évènements aussi remarquables. Il devait s'agir d'une occurrence aussi rare que la découverte d'une météorite sous le pas d'un promeneur. Lise se détourna pour prendre à nouveau une grande respiration au milieu de laquelle elle fut parcourue par un frisson, que Morgan perçut, et elle lui passa avec tendresse une main dans le dos, comme pour lui compter les côtes et les vertèbres. Elle se pencha pour lui déposer un baiser sur la pointe de l'épaule. Le visage de Lise hésitait pour former un sourire et quand elle parvint à le faire, elle chuchota :

« Et aussi les plus chauds.

Elle lui fit un haussement de sourcils provocateurs.

« Je veux dire sexuellement, ajouta-t-elle avec un grand sourire espiègle et un vigoureux hochement de tête.

Changement de rythme. Elle plongea sur Morgan pour lui faire un baiser sauvage sur le nombril qu'elle mordit. Morgan glapit et l'attrapa par les poignets, l'immobilisa dans ses bras avant de plonger pour se venger. Lise se laissa faire lascivement, la tête en arrière, les yeux fermés. Elle roula sur le dos comme un chat, pour allonger le haut de son corps sur les genoux de Morgan, et la bouche entrouverte, elle minauda :

« Oh, oui ! Encore !

Morgan sourit. Elle lui lâcha les poignets et se pencha sur elle pour lui donner dans le cou en alternance des amorces de morsure et des coups de langue qui finissaient en baisers goulus. Lise mima comme une espèce de hit, le dos arqué, elle émit un bref gémissement sensuel, dans un souffle :

« Oh, oui ! fit-elle à nouveau.

Dans les règles du jeu qu'elles s'étaient trouvées, c'était plus qu'une invitation, une commande impérative. Morgan plongea sur elle et se mit à la couvrir de baisers et de petites morsures alternées, à pleine bouche, derrière les oreilles, sur le haut des seins et le ventre, vivement encouragé de la voix par Lise. Morgan s'arrêta pour la contempler avec tendresse, émerveillée par la grâce et l'élégance avec lesquelles Lise portait sa quasi-absence de vêtements, les pointes de ses hanches qui pointaient, les lignes parallèles des muscles de son ventre, le galbe de ses jambes. Elle la caressa de ces effleurements à la limite du chatouillement qui donnaient à Lise de longs frissons et faisaient se dresser la pointe de ses seins sous la soie.

Lise soupira d'aise. Elle ne cessait pas, ces jours-ci, de s'étonner de la violence et de la récurrence de ses pulsions sexuelles. Elle en était venue à se demander si même pendant son adolescence, qui n'avait pas été très sage, ni pendant le sex-boom après le vaccin contre le sida, dont elle avait vécu l'intégralité avec frénésie... Non, même à ces moments où elle avait eu une vie sexuelle mieux que bien remplie, jamais elle n'avait eu une libido aussi insolente. Elle dit à Morgan en secouant la tête :

— Tu te rends compte dans quel état tu me mets ? Maintenant, il va falloir que tu m'achèves.

Morgan lui fit un sourire. Hochant la tête, elle chuchota joyeusement :

— D'accord !